Retour sur la laïcité de l’école : la figure de Ferdinand Buisson

 Adapté d’un article de JEAN BAUBÉROT

Désintoxiquons-nous un moment de l’actualité pour nous intéresser au « père de l’école laïque », Ferdinand Buisson (1841-1932).

 L’historien Patrick Cabanel a publié un ouvrage intitulé précisément Ferdinand Buisson. Père de l’école laïque (Genève, Labor et Fides) qui fait suite à d’autres de ses livres (La République du certificat d’études, Belin, Le Dieu de la République aux PUR, Entre religions et laïcité La voie française, Privat, …). Des travaux sérieux, scientifiquement fondés, loin du brouhaha médiatique qui met en avant de pseudo-intellectuels, qui brassent du vent ou énoncent doctement des idées très superficielles au « Vingt heures ».

Prétendre qu’elle « lutte contre l’obscurantisme » constitue une des hypocrisies majeures de la société française. Tout au plus peut-on lui reconnaitre que, pour le moment en tout cas, on peut mener du travail sérieux dans les diverses sciences humaines, sans être mis en prison. Ce n’est pas la situation qui règne absolument partout dans le monde…

Comment établir une démocratie ?

Cabanel nous offre donc une biographie de Ferdinand Buisson où il mêle l’empathie et la prise de distance. Ainsi il détruit un mythe, forgé par Buisson lui-même et que tout le monde a pris pour argent comptant : non ce n’est pas par opposition politique au Second Empire que Buisson est parti « s’exiler » en Suisse. Sa démonstration sur ce sujet constitue un petit coup de tonnerre dans le monde des historiens.

Reste que Buisson est un personnage clef de « l’idée républicaine » : cette expression de l’historien Claude Nicolet doit être élargie au-delà de ce qu’en a écrit son auteur. En fait, le problème du XIXe siècle français est clair : qu’est ce qui a manqué à la Révolution pour ne pas réussir à établir un régime libéral, une démocratie (pour les chefs républicains) stable ? La réponse d’Edgard Quinet est sans détours : la rupture politique révolutionnaire ne s’est pas accompagnée d’une rupture religieuse. Buisson s’insère dans cette perspective : « le seul moyen de tuer [politiquement] le catholicisme, c’est de faire plus et mieux que lui » (cité p. 64).

L’inventivité plus que la répression : arriver à être culturellement hégémonique pour exercer démocratiquement le pouvoir politique, tel est le projet de toute une génération. Et Buisson est vraiment emblématique de cette optique, car il constitue une figure de proue pour la République, à la frontière des deux solutions proposées : La « solution protestante », mise en avant notamment par le philosophe Charles Renouvier (qualifiée à l’époque de « Kant républicain »), et la solution de l’hégémonie de la libre-pensée, dont un Paul Bert fut un des premiers représentants. Il fallait « émanciper » la France dans ses « mœurs », et pas seulement « par la loi » (p. 158).

Le Buisson de la laïcisation de l’école publique, le second de Jules Ferry et ses successeurs, est encore très protestant, quoique déjà libre-penseur d’une certaine manière. Le Buisson de la séparation des Eglises et de l’Etat (n’oublions pas qu’il fut le président de la Commission parlementaire, dont Aristide Briand était le rapporteur) est franchement libre-penseur, mais de tendance spiritualiste, donc toujours imprégné par un certain protestantisme. De plus, la longévité de Buisson fit qu’il sera, à sa manière, aussi une icône de la troisième période, celle de l’Union sacrée et de l’explicite réintégration du catholicisme dans la République.

Intellectuel et organisateur : un « administrateur » anticonformiste.

Cette carrière est couronnée en 1927 par un prix Nobel. Buisson succède, d’ailleurs, dans cette distinction, à Aristide Briand et l’on n’a pas assez remarqué que deux des principaux artisans de la construction de la laïcité française -Briand et Buisson- reçurent tous les deux le prix Nobel de la paix. Même si ce n’est pas directement pour leur œuvre laïque que ces deux hommes ont reçu un tel prix, n’y a-t-il pas là comme un symbole, et la meilleure démonstration que les pères fondateurs de la laïcité en France ont voulu faire œuvre pacificatrice, et ont effectivement réussi à le faire ? C’est-à-dire et à redire : deux des pères-fondateurs de la laïcité sont des pacifistes.

Une des principales qualités de Buisson, bien mise en lumière par l’ouvrage, fut d’être à la fois un intellectuel et un organisateur. Organisateur de la fondation de l’école laïque, il le fut dans la durée : face aux ministres qui passent, il dirigea l’Administration qui dure. Ainsi en est-il dans la France républicaine, pour le meilleur et pour le pire. Chez Buisson, ce fut surtout pour le meilleur, car il sut bousculer les habitudes : « le directeur des instituteurs devient l’animateur d’une foire aux idées… On peut voir dans cette ‘administration à ciel ouvert’ selon sa formule, un goût irrépressible de la discussion et de la liberté » (p. 258).

Chez lui l’administration a toujours été un moyen et non une fin en soi. Cabanel nous donne des pages fortes sur l’élaboration du Dictionnaire de pédagogie, véritable boussole intellectuelle de la laïcisation scolaire, que Buisson dirigea (aidé par James Guillaume). L’auteur insiste, à juste titre, sur la 1ère version, celle du début des années 1880. La seconde, de 1911, plus ramassée et plus politiquement correcte, est davantage connue et vient d’être rééditée.

Cabanel relie l’anticonformisme de Buisson à son enracinement protestant. Elle marque, en tout cas, sa différence à une époque où sévit un anti-protestantisme parfois « biologique » (p. 194). Il en est victime : « se peut-il que nous soyons à ce point étranger dans notre pays ? » écrit-il douloureusement en 1895 (cité p. 266). Marine Le Pen a d’ailleurs repris sur TF1 le 18 avril 2017, un des thèmes récurrents de l’anti-protestantisme, en déclarant que sous Richelieu « les protestants avaient des exigences qui allaient contre la nation »[1].

Une conception spiritualiste de la morale laïque 

Buisson fait partie des philosophes adeptes du « spiritualisme républicain » (avec d’autres protestants et des non-protestants comme Marion et Janet) qui veulent une morale laïque qui garde un fond religieux, à distance des diverses religions. Il estime que la « libre religion » et la « libre pensée » se nourrissent mutuellement. La seconde empêche la première de verser dans le moindre dogmatisme où, « à un moment donné, il (= le croyant) cessera d’user de sa raison pour se fier à une vérité toute faite » (cité note 152 p. 475), ce qui n’est pas seulement valable, à mon sens, par rapport à des ‘vérités religieuses’, mais peut concerner également des ‘vérités séculières’. La première donne de la profondeur et de l’intériorité à la seconde : « Il y a des heures dans la vie où soudain, comme un trait de lumière, l’infini nous saisit » écrit-il dans l’article « Prière » du Dictionnaire de Pédagogie, après avoir expliqué pourquoi la loi française a supprimé la prière en commun à l’école publique (cf. p. 158s.).

Si l’optique spiritualiste a favorisé l’acclimatation de la morale laïque dans la France de la fin du XIXe siècle (c’est le rôle que lui attribuait Ferry), elle n’est pas dénuée d’ambiguïté ; ce fut parfois un des problèmes de Vincent Peillon, quand il lança son projet d’EMC de ne pas prendre assez de distance avec la « foi laïque » de Ferdinand Buisson. Pour ma part, je suis plus « ferryste » que « buissonien » : ce que j’admire chez Jules Ferry, c’est son véritable agnosticisme, attitude beaucoup plus rare qu’on ne le croit. Mais, historiquement, Ferry et Buisson se sont montrés très complémentaires.

Cabanel insiste sur le fait que Buisson ne fut pas un dreyfusard de la première heure : après avoir tenté d’agir discrètement, auprès du ministre radical Léon Bourgeois en faveur de la révision du procès, il rejoignit le dreyfusisme le 3 août 1898, dans un discours resté célèbre, prononcé à l’enterrement de son ami, l’ex-pasteur Félix Pécaut, qui lui avait reproché son silence. Pour Cabanel, août 1898 c’est tard (le « J’accuse » de Zola a été publié le 13 janvier). Remarquons, cependant, que les injures pleuvent alors sur ce Buisson « sans patrie » (sic), qui a « contaminé durant tant d’années des milliers d’instituteurs et des millions d’enfants », grâce à la « faveur imbécile » de la République (Le Petit Journal, vendu à 4 millions d’exemplaires). « Ses cours à la Sorbonne font (alors) l’objet de manifestations » hostiles (p. 313-319). 

De la lutte anti-congréganiste à celle pour le suffrage (partiel) des femmes

Autre problème : le soutient important de Buisson à Emile Combes lors de la lutte contre les congrégations. La mémoire collective a gardé le souvenir d’un anticléricalisme d’Etat intolérant et, la plupart des historiens portent un jugement sévère sur le Combisme. Tout en partageant largement ce diagnostic (Cf. l’ouvrage collectif qu’il a co-dirigé sur Le grand exil des congrégations religieuses françaises, Cerf-histoire), Cabanel rappelle opportunément que le « recrutement des congrégations concerne à l’époque des enfants âgés de 10 à 15 ans » (p. 334).

Analysant le fond des choses, il met en lumière « l’enjeu, toujours valable (…) : peut-on protéger un être contre lui-même, le priver de sa liberté au nom même de cette liberté ? » (P.  335), et montre bien l’engrenage (cf. p. 338) et les contradictions (cf. p. 339s.) auxquels conduit une réponse positive à une telle question. On trouve toujours, d’ailleurs, un partisan plus absolutiste que soi-même dans cette conception d’une liberté finalement liberticide : Buisson en fit l’expérience en refusant, minoritaire dans son propre parti, le monopole de l’enseignement public laïque.

Buisson, président de la Commission parlementaire sur la séparation, travaille avec Briand (contre Combes) à l’avènement d’une loi libérale. Mais sa conception de la liberté étant d’abord individuelle, il s’oppose (avec Clemenceau) au trio socialiste Briand-Jaurès-Pressensé qui, avec l’article 4, inclurent, dans la loi de 1905 une conception plus collective de la liberté de conscience. Si la loi de séparation lui semble trop en accorder à l’Eglise catholique, il considère, à partir de là, que « l’ère des batailles sur les questions religieuses est close » (p. 350). Il plaide, alors, pour une « République sociale », avec une « refondation de l’école laïque comme école démocratique » (p. 353). Il incite les instituteurs à ce que leur « classe soit une petite République » (cité p. 357) et dénonce « la sélection par l’argent » (p. 360).

Un des derniers combats de Buisson, président de la « Commission du suffrage universel » dans la législature 1906-1910, a été de soutenir une proposition de loi favorable au vote des femmes, non pas à toutes les élections (ne soyons pas fous !!!), mais du moins aux élections municipales et cantonales. Il insiste sur le « retard » de la France dans ce domaine. Les féministes le remercient au nom de leur « sexe paria » (Hubertine Auclert, cf. p. 367). En revanche, le journal de son propre parti, le parti radical, La Démocratie sociale écrit (31 août 1913) : « M. F. Buisson -qui est un poète- veut absolument faire voter les femmes (…) Mon curé est heureux. Si les femmes votent, il sera le premier de sa liste aux élections municipales. Tous les curés attendent ce moment avec impatience ».

L’argument de la laïcité, le reproche de naïveté et d’irréalisme vont être utilisé contre le suffrage des femmes jusqu’à ce que le Gouvernement Provisoire de la République Française instaure le suffrage universel en 1944. La France est un des derniers pays démocratiques à l’avoir établi, alors que l’on a si longtemps enseigné le contraire, qualifiant significativement d’«universel» le suffrage masculin. Cabanel remarque, avec justesse, qu’«au moment de l’hommage rendu au vieil homme par la Ligue de l’enseignement, en 1930, pas un mot des différents discours n’a été prononcé sur son engagement en faveur du suffrage des femmes ».

Histoire et actualité

Moralité : si l’ouvrage de Cabanel est un livre d’histoire et doit être lu comme tel, il nous pousse d’autant plus à réfléchir sur l’actualité de notre pays. Avec en prime un élément de réflexivité particulièrement complexe : Buisson peut nous paraître avoir été trop timide sur l’affaire Dreyfus, mais il fut quand même l’objet de vives attaques pour son engagement. Il peut nous sembler s’être montré trop dur lors du Combisme, mais à l’époque c’est son refus du monopole de l’Etat laïque sur l’enseignement qui le différencia de ses amis radicaux. On regrette que la « généreuse folie » (selon sa propre expression) qu’il souhaitait en faveur du suffrage des femmes se soit restreinte aux élections municipales et cantonales. Il subit cependant un procès d’atteinte à la laïcité à cause de cela.

Aussi loin que l’on s’écarte des idées dominantes de son temps, on en reste toujours dépendant. Les évidences morales d’aujourd’hui n’étaient alors que positions fort hasardeuses, très contestables, et aller plus loin que ne le fit Buisson signifiait une forte perte de légitimité, une marginalisation. Quels jugements éthiques seront portés dans un siècle ou deux sur ce qui est considéré actuellement comme imprudent, voire douteux ? 

[1] http://lelab.europe1.fr/marine-le-pen-estime-que-sous-richelieu-les-protestants-avaient-des-exigences-qui-allaient-a-lencontre-de-la-nation-3303983

La Fédération Protestante de France a immédiatement réagi en affirmant qu’elle » n’est pas dupe » et que, en amont du protestantisme, « c’est l’islam d’aujourd’hui qui est visé ». La FPF condamne « un discours qui ne peut qu’attiser la haine ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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