« La ‘loi sur le voile’ n’existe pas »

Henri Peña-Ruiz : « La ‘loi sur le voile’ n’existe pas »

Pour le philosophe Henri Peña-Ruiz, ancien membre de la Commission Stasi (commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité, mise en place le 3 juillet 2003 par Jacques Chirac) et auteur du « Dictionnaire amoureux de la laïcité » (Plon), le syntagme « loi sur le voile » est incorrect et stigmatisant, pour qualifier la loi de 2004. Il ne recoupe pas ce que la loi exprime, à savoir l’interdiction de tout signe religieux à l’école publique.

Ancien membre de la Commission présidée par Bernard Stasi, qui a proposé que soit votée en 2004 une loi d’interdiction des signes religieux à l’école publique, je me suis toujours insurgé contre l’expression, hélas devenue usuelle de « loi sur le voile ». Vingt ans après, les raisons de ma colère sont encore plus fortes au regard du calamiteux effet de stigmatisation de cette expression mensongère et malhonnête, dictée par l’ignorance ou par la mauvaise foi. Un effet de stigmatisation dont ne sont nullement responsables les concepteurs de la loi, mais les commentateurs de tous types, qui ont inventé une expression polémique en rupture totale avec la lettre et l’esprit de la loi de mars 2004.

LA « LOI SUR LE VOILE », CONSENSUELLE QUOIQUE STIGMATISANTE

Pour nous représenter cet effet de stigmatisation, imaginons la réaction d’une citoyenne de confession musulmane à laquelle on présenterait la loi d’interdiction de tous les signes religieux ostensibles comme une « loi sur le voile ». Le sentiment d’être visée et stigmatisée se produirait immédiatement en elle, alors que tous les signes religieux ostensibles sont en cause. Victime d’un mensonge qui l’ostracise, elle pourrait se demander pourquoi on s’en prend à elle et à elle seule, alors que le texte se réfère à trois signes. Il lui suffirait alors de lire le rapport pour être détrompée.

Lisons donc le rapport de la commission Stasi : « Sont interdits dans les écoles, collèges et lycées, les tenues et signes manifestant une appartenance religieuse ou politique. Toute sanction est proportionnée et prise après que l’élève a été invité à se conformer à ses obligations ». Un peu plus loin, le même texte donne des exemples : « Les tenues et signes religieux interdits sont les signes ostensibles, tels que grande croix, voile ou kippa ». Voilà qui est clair.

Analyse. La formulation est dépourvue de toute ambiguïté. L’article défini utilisé pour désigner les signes prohibés englobe bien l’ensemble des tenues et signes dont le but est de manifester « une appartenance religieuse ou politique ». Un tel ensemble est irréductible à une seule religion. Et il est bien plus vaste que les trois exemples de signes qui sont donnés par la Commission, attentive à marquer les esprits en évoquant trois signes ou tenues propres aux trois monothéismes les plus courants dans notre pays.

« L’accroissement du nombre d’élèves portant un voile a pu susciter une inquiétude, mais la modalité de traitement de ce phénomène, dans un état de droit, se devait de respecter les exigences de toute loi républicaine »

Quant aux termes « ostensibles » et « manifester » ils désignent bien une intention consciemment assumée, voire une démarche prosélyte, qui ne met pas en jeu le port de signes discrets. Il faut donc beaucoup de mauvaise foi pour méconnaître le sens et le caractère général de l’interdit en question, irréductible au ciblage d’une religion particulière.

Certes l’accroissement du nombre d’élèves portant un voile a pu susciter à l’époque une inquiétude, mais la modalité de traitement de ce phénomène, dans un état de droit, se devait de respecter les exigences de toute loi républicaine. Pour cela il a fallu considérer le port du voile comme un cas particulier de manifestation vestimentaire d’appartenance religieuse et le traiter comme tel.

TOUTE LOI DOIT ÊTRE L EXPRESSION DE LA VOLONTÉ GÉNÉRALE

Sur ce point, Jean-Jacques Rousseau nous rappelle le sens de toute loi. Dans son livre publié en 1762, intitulé Du Contrat Social (Livre II, Chapitre 6), Jean-Jacques Rousseau définit la loi comme une expression de la volonté générale, conçue comme la faculté de vouloir ce qui vaut pour tous. Dans ce cas « tout le peuple statue sur tout le peuple ».

L’égalité est alors effective, et ce à un double titre : dans l’élaboration démocratique de la loi commune, et dans le fait qu’on ne peut exiger d’une personne que ce que l’on exige de toutes les autres. Le port du voile à l’école devait donc être traité comme le port de tout autre signe religieux ostensible, kippa ou grande croix.

La loi de mars 2004 avait un but général, celui de préserver les élèves contre tout prosélytisme et d’assurer ainsi la sérénité du lieu scolaire, voué à l’instruction et à l’étude. Elle ne pouvait atteindre un tel objectif qu’en interdisant tous les signes religieux ostensibles qui, comme tels, peuvent provoquer des conflits d’appartenance. Une telle démarche avait bien une portée générale, non discriminatoire.

« Une loi authentique, faite par le peuple et pour le peuple, ne pouvait pas interdire une catégorie particulière de signes religieux. »

Son but correspondait à un intérêt commun à tous les élèves quelle que soit par ailleurs la diversité des convictions de leurs familles respectives. Grâce à l’école laïque l’enfant devenu élève bénéficie d’une deuxième vie, qui lui ouvre les horizons de la culture et de l’autonomie de jugement.

La vraie liberté est là, dans le processus qui fait advenir une personne maîtresse de son jugement, précieuse pour exercer le moment venu une citoyenneté éclairée.

Concluons. Une loi authentique, faite par le peuple et pour le peuple, ne pouvait pas interdire une catégorie particulière de signes religieux. Sauf à ériger une discrimination en règle juridique, et ce au mépris de l’état de droit. Des juristes éminents de la Commission, comme Rémy Schwartz et Marceau Long, n’auraient pas manqué de le rappeler. La « loi sur le voile » n’existe pas, parce que sur le plan juridique elle ne pouvait ni ne devait pas exister.

Par Henri Peña-Ruiz