École, République et laïcité
Il y a quelques mois, la professeure de droit public, Stéphanie Hennette Vauchez, publiait « L’école et la République. La nouvelle laïcité scolaire », démonstration impeccable et implacable sur la situation de la laïcité scolaire, vingt ans après la loi de 2004, trois ans après celle du 24 août 2021 … et, aussi, deux-tiers de siècle après la loi Debré, créant l’enseignement privé sous contrat. Bilan.
Jean Baubérot : Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux « Que sais-je? » (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n’aura pas lieu (FMSH)
Il y a quelques mois, la professeure de droit public, Stéphanie Hennette Vauchez, publiait L’école et la République. La nouvelle laïcité scolaire, aux éditions Dalloz, démonstration impeccable et implacable sur la situation de la laïcité scolaire, vingt ans après la loi de 2004, trois ans après celle du 24 août 2021, … et, aussi, deux-tiers de siècle après la loi Debré, créant l’enseignement privé sous contrat.
En effet, la grande originalité, et l’apport fondamental de son livre consiste à « analyser ensemble les transformations de l’école publique et de l’école privée». Le résultat est un ouvrage ouvrant de nouveaux horizons, que tous les professeur.e.s (et toute personne intéressée) devraient lire afin d’être au clair sur les mutations profondes de la laïcité à l’école.
L’importance de la laïcité scolaire en France n’est plus à démontrer. D’abord, nul hasard si la laïcisation de l’école publique a précédé la loi séparant les Eglises et l’Etat : beaucoup de républicains estimaient nécessaire de socialiser les élèves dans une école confessionnellement neutre avant de réaliser la séparation. Ensuite, en 1946, dans un même mouvement, il se produit un « double avènement du principe de laïcité » : la Constitution affirme que « l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat », en même temps elle déclare la République « laïque ».
Enfin, l’importance donnée à l’école publique laïque est une des spécificités de la laïcité dite ‘à la française’ ; prenant parti pour une séparation conciliante, qui le faisait traiter de « socialo-papalin » (expression ancêtre de celle d’islamo-gauchiste !), Jean Jaurès justifiait ainsi sa position, face à ceux qui voulaient promouvoir un « catholicisme républicain » : sans doute certaines croyances catholiques sont des « superstitions », pourtant il ne saurait être question d’« opprimer par la force ou par la ruse [ces] vieilles croyances ». Il faut, plutôt, par « l’éducation laïque des générations successives », faire pénétrer dans l’Eglise catholique « les mœurs de la liberté » sans « qu’elle puisse alléguer qu’on a cherché par ruse à rompre son organisation » (La Dépêche du Midi, 30 avril 1905).
Pourtant, en dépit de l’importance accordée à la laïcité de l’école publique, la République n’a jamais réalisé une « école laïque, gratuite et obligatoire » qui aurait impliqué l’instauration du monopole de l’Etat. Ferry a défendu la liberté de l’enseignement pour deux motifs : la nécessité d’«établissements libres […] qui courent des aventures », fassent des expérimentations qui profiteront à l’école publique ; le refus d’aboutir, avec le monopole, « à une sorte de religion laïque d’Etat » imposant des « doctrines philosophiques » (ce qui revenait à indiquer que l’école laïque était faillible)[1].
Buisson a expliqué, en 1903, au congrès du Parti radical au pouvoir, que monopoliser la liberté revenait à l’abolir et, la même année, Clemenceau, au Sénat, affirmait que le monopole entrainerait « l’Etat laïque » dans un rapport mimétique avec « l’Eglise romaine » : « Je repousse l’omnipotence de l’Etat laïque parce que j’y vois une tyrannie ». Et le Tigre de lancer aux laïques tentés par le monopole : « Vous rêvez l’Etat idéal ! Cet Etat […] vous le faites aussi beau qu’il peut vous plaire ; mais nous sommes tous ici des hommes faibles, changeants, aux prise avec la réalité. […] Le peuple est faillible aussi ; nous n’avons pas remplacé le pape par le peuple, et nous sommes tous faillibles »[2] (vous comprendrez, avec la conclusion, pourquoi j’ai insisté sur cet aspect).
Néanmoins, la liberté de l’enseignement ne signifiait pas, pour autant, un subventionnement public de « l’enseignement libre ». La situation change, dans les années 1950 (dès 1919, pour l’enseignement technique industriel et commercial) : en 1951, avec les lois Marie et Barangé et, surtout, en 1959, avec la loi Debré permettant « à l’enseignement privé – c’est-à-dire alors, dans les faits, à l’enseignement catholique, très appauvri et fragilisé au lendemain de la guerre », de disposer d’une « manne financière » importante en concluant des contrats avec l’Etat, dans le défi que constitue alors, pour ce dernier, la massification de l’enseignement. L’autrice nous indique que ce subventionnement s’élève aujourd’hui à plus de 8 milliards d’€ par an (14% du budget de l’éducation nationale), sans compter le financement des collectivités locales, ce qui déroge à « la règle de l’interdiction du financement public des cultes », énoncé par l’article 2 de la loi de 1905. 50% des élèves ont fréquenté l’école privé au cours de leur scolarité.
Alors que le discours « néo-républicain » présente la « logique de l’accommodement […] comme étrangère à et incompatible avec le modèle français » de laïcité, on trouve là un ‘hénaurme’ « accommodement » ! Certes, il n’est pas le seul, et comme Gwénaël Calvès[3] (pourtant assez proche du Printemps républicain), Hennette Vauchez donne d’autres exemples d’accommodements opérés par la laïcité française (ce que j’appelle la ‘laïcité immergée’, angle mort qui, pourtant, s’avère indispensable au respect de l’article 1er de la loi de 1905 : « La République assure la liberté de conscience […] »).
Mais cet « accommodement » là est bien différent : il ne se traduit pas par des « exceptions ponctuelles » mais par des « éléments structurels », et, outre l’ampleur du financement accordé, il aboutit à un « partenariat » Eglise catholique-Etat laïque, faisant du Secrétariat Général de l’Enseignement Catholique, une sorte de « ministère-bis » de l’Education nationale ( j’ai constaté, d’ailleurs, il y a quelques années, que la voiture de fonction du SGEC arborait des drapeaux tricolores).
Dans ma terminologie de sociologue, si les autres accommodements cités forment des éléments d’une « laïcité de reconnaissance », ce système scolaire relève d’une « laïcité de collaboration », et même, en fait, davantage de la logique concordataire d’avant 1905 que de celle instaurée par la loi de séparation.
Le contrat érigé par la loi Debré impose deux obligations aux établissements privés : le respect des programmes de l’Education nationale et celui de la liberté de conscience des élèves. Néanmoins, avec ce que cette loi appelle le « caractère propre », il se produit une « décorrélation entre association au service public et principe de neutralité » : la religion peut être « non seulement enseignée, mais aussi présente et visible sous différentes formes ». D’ailleurs, « lors de l’adoption de la loi du 24 août 2021, il a fallu expliciter le fait que les écoles privées constituent une exception à [la] règle nouvelle assujettissant les employé.e.s des entreprises privées participant à l’exécution du service public aux obligations de laïcité et de neutralité. »
La loi Guermeur de 1977 fait d’ailleurs « obligation aux enseignant.e.s des écoles privées [sous contrat] de respecter leur ‘caractère propre’ » (ainsi le divorce peut constituer un motif suffisant de licenciement). C’est, nous dit l’autrice, un exemple de « socialisme juridique » où l’on considère que la liberté de l’enseignement, constitutionnalisée en 1971, nécessite d’accorder les moyens matériels qui permettent de réaliser concrètement une liberté formelle.
Mais, paradoxalement, ce socialisme juridique s’effectue au profit de la bourgeoisie et de la classe moyenne aisée. Hennette Vauchez cite Antoine Prost : actuellement « tout se passe comme si le secteur public assurait le gros du service d’enseignement, pour la masse des consommateurs ordinaires, comptant sur le secteur privé pour remédier à ses propres vices de fonctionnement et assurer le service à la carte d’une clientèle plus exigeante. » L’école catholique sous contrat s’est largement déconfessionnalisée (cependant, l’Eglise catholique peut mener une action prosélyte auprès des élèves qui la fréquentent) et ce qui reste d’enseignement privé hors contrat s’est reconfessionnalisé, tout en bénéficiant, dans certains cas, de déductions fiscales.
Il en est ainsi de la Fondation pour l’école, reconnue d’utilité publique depuis 2008, malgré ses liens avec des milieux « catholiques intégristes ». D’autre part, l’enseignement privé juif qui s’est développé dernièrement accorde une large part à « un repli sur un entre-soi ». En définitive, des pratiques communautaires discriminantes « jugées gravement illégale en droit anglais […] sont tolérées en France ». On voit à quel point l’opposition frontale, encore faite par un invité au Téléphone sonne de France-Inter du 7 mars, entre la laïcité française et la laïcité anglo-saxonne, est un stéréotype éculé, énoncé par l’institution scolaire pour se rassurer face à la non-maitrise de ses problèmes.
Depuis 10 ans, indique Hennette Vauchez, un nouveau discours se développe sur les « obligations et les contrôles » dont les écoles privées doivent faire l’objet. Or « cette évolution politique coïncide avec l’émergence […] d’un secteur privé d’enseignement musulman. » Un membre de la mission d’information du Sénat le constate, en 2016 : « Il y a une vraie réticence de la part de l’Etat face au développement de l’enseignement musulman, à la fois au nom d’une laïcité négative et par crainte de l’Islam. »
Or, ce développement est dû, en bonne part, à la loi de 2004 (et ses suites) interdisant le port de signes religieux dit « ostensibles » par les élèves. La mission d’information sénatoriale le reconnait : « Les mesures légales ou réglementaires prises par la puissance publique » à ce sujet « ont accéléré la création d’établissements musulmans, les porteurs de nouveaux projets ayant pour ambition de rescolariser des jeunes-filles voilées exclues de leur école publique ».
On est là au cœur d’un singulier paradoxe mis en lumière par Hennette Vauchez : si la loi de 2004 a pu être considérée comme non contraire à la Constitution, si la Cour européenne des droits de l’homme ne l’a pas invalidée, c’est parce que les élèves exclus, suite à cette loi, peuvent être scolarisé.e.s dans des établissements privés, y compris des établissements catholiques puisque la loi Debré leur fait obligation d’accueillir des élèves de toutes convictions (même s’il leur est reconnu le droit d’inclure dans leur règlement intérieur une clause incorporant la loi de 2004, ce que certains ont effectivement fait).
L’autorité académique a, elle-même, dans certains cas, demandé un établissement privé catholique sous contrat de scolariser des élèves exclus de l’enseignement public. Et une figure comme Robert Badinter a affirmé que la loi ne portait pas atteinte à la liberté de conscience, précisément parce qu’elle ne s’applique qu’à l’enseignement public. Il y a là, nous dit l’autrice « une forme singulière d’aveu implicite que la liberté de conscience (préservée par hypothèse dans l’enseignement privé) serait bien mise en cause dans l’enseignement public. » Le développement de l’enseignement privé juif et l’émergence d’un enseignement privé musulman relève de la même logique.
Autrement dit ce paradoxe se déploie de trois manières : d’abord, la loi de 2004 et ses suites favorise l’enseignement privé : on est donc bien là dans une « nouvelle laïcité » structurellement divergente de la laïcité historique où un tel favoritisme aurait été considéré comme l’abomination de la désolation ! Ensuite, l’enseignement privé devient un dispositif indispensable pour faire respecter la liberté de conscience qui,jusqu’à preuve du contraire, est indissociable de la laïcité et de la démocratie.
L’enseignement privé change donc structurellement de statut par rapport à la laïcité, et les laïques qui protestent contre les faveurs qui lui sont accordées alors même qu’ils défendent la loi de 2004 et ses suites sont, consciemment ou non, dans une totale hypocrisie. Enfin, cela signifie que, dans les faits, la République préfère que de jeunes musulmanes soient scolarisées dans des établissements privés plutôt qu’à l’école publique. Hennette Vauchez cite une des sœurs Levy, exclue de son collège, en 2003, pour port du voile : « Si la loi est adoptée, le repli communautaire sera sans précédent et ils l’auront bien cherché ! C’est malheureux […] la France, en prétendant lutter contre le communautarisme est en train de l’accroître. »
Quelle belle leçon républicaine cette adolescente donnait aux politiques et aux militant.e.s néo-laïques incapables de percevoir les « effets non voulus » (M. Weber), mais hautement prévisibles, de leurs actes. Et dire que ces politiques et ces militants accusent celles et ceux qui se sont montrés lucides, d’être « naïfs » face à l’islamisme radical ! En fait, ce sont elles et eux qui, en tenant pas compte du « paradoxe des conséquences » wébérien, favorisent le ‘communautarisme (et le Rassemblement National de surcroit).
J’ai parlé, à plusieurs reprises, de la loi de 2004. Hennette Vauchez nous en apprend beaucoup sur l’amont et l’aval de cette loi.
L’amont de la loi, notamment en montrant que c’est à tort que les partisans de l’interdiction du voile se sont fondés sur les circulaires Jean Zay et en mettant en lumière la différence entre l’arrêt du Conseil d’Etat (qui indique que ce port n’est pas en soi incompatible avec la laïcité, mais peut le devenir s’il devient ostentatoire) et la circulaire Jospin (qui met les profs dans une situation impossible en leur fixant comme objectif de faire enlever le foulard, tout en signifiant qu’il sera toléré in fine).
L’autrice rappelle également que, dans certains cas, le Conseil d’Etat a validé l’interdiction du foulard (il n’était donc pas permis de façon inconditionnelle) et que, par ailleurs, en 2001, les sœurs congréganistes n’ont pas été obligées de modifier leurs tenues (religieuses) bien qu’elles collaborassent au service public pénitentiaire.
De plus, si, « aussitôt après le vote de la loi de 2004, une certaine souplesse paraissait admissible dans son interprétation », et si la Commission Stasi, qui la légitimait, avait émis nombre de propositions « qui feraient assurément aujourd’hui figure de provocations […] ‘séparatistes’ », en fait, en aval, un durcissement subséquent s’est produit, notamment avec la disparition de la HALDE (haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité) supprimée par Nicolas Sarkozy.
La chasse aux « signes religieux par destination » a conduit à suspecter des élèves se conformant à la loi dans l’enceinte scolaire, sous prétexte qu’elles portaient un voile hors de l’école (problème des jupes longues, …) : on n’est plus dans le respect des principes mais dans l’obligation d’une « adhésion aux valeurs », auxdites valeurs de la République (que, pourtant, cette dernière transgresse allègrement quand l’école, loin d’atténuer les inégalités sociales les accroit). La laïcité devient une religion civile, d’un autre type que la religion civile américaine mais tout aussi prégnante.
La mise en cause de la tenue de parents d’élèves a fait prévaloir une « interprétation spatiale de la loi » où les signes deviennent interdits dans « l’enceinte scolaire », l’école laïque étant définie, ironie involontaire, par le terme on ne peut plus religieux de « sanctuaire ». Et, avec le développement d’un « infra droit » (constaté également par Calvès), in fine cet « ‘espace scolaire’ […] n’est même plus un espace au sens […] géographique du terme mais un espace métaphorique mobile […] constitué en réalité par la (seule ?) réunion des élèves -version scolaire du jeu de paume (partout où les élèves sont réunis, là est l’école républicaine ?). » Ces dispositions deviennent « le paravent de pratiques authentiquement discriminatoires. » Des lois récentes, comme la loi Gatel de 2018 et la loi d’août 2021 aggravent la situation.
En conclusion, Hennette Vauchez repose la question de Samia Langar[4] : « Comment, pourquoi, pour quelles raisons sommes-nous passées d’une demande de citoyenneté en phase avec les valeurs de la République [= la Marche des beurs de 1983] à des demandes identitaires et religieuses ? ». Son ouvrage montre, de façon remarquable, que l’institution scolaire et des politiques publiques ont eu leur part de responsabilité et que les décisions prises ces dernières décennies ont servi la soupe à ceux que l’on prétend combattre, mettant en œuvre une laïcité inefficace, contreproductive car trop imprégnée de paradoxes et d’ « opacité » ( à moult reprises elle montre une institution scolaire obscurantiste qui fait obstacle au savoir sur elle-même). Sa conclusion est lumineuse : « la République doit accepter de faire elle-même un bilan critique avant de prétendre s’imposer ».
J’ajouterai que cette étude juridique (mais d’une autrice qui a beaucoup lu les sociologues) sera, certainement, un jour complétée par une étude historique montrant qu’au moment même où beaucoup de temps et d’énergie étaient consacrés à la lutte contre le voile de certaines musulmanes, l’idéologie d’émancipation qui justifiait ce combat couvrait, au nom de l’émancipation sexuelle, les multiples agressions dont seul le mouvement « anglo-saxon » (n’en déplaisent aux xénophobes, idolâtres d’un « modèle français » sacralisé) Me too a permis la mise en cause.
En 2003, pendant qu’avec opiniâtreté se déroulait le processus qui a conduit à la loi de 2004, était publié, « dans l’indifférence générale » (Magazine, M Le Monde, dont j’ai oublié la date), la première grande enquête nationale sur les violences subies par les femmes de tous les milieux sociaux. Oui, dans l’indifférence générale : pour parodier Jacques Chirac, les femmes étaient violentées, mais « nous regardions ailleurs ».
[1] « L’enseignement libre : une concurrence nécessaire », discours de J. Ferry au Sénat le 23 mai 1882, reproduit in O. Rudelle, Jules Ferry. La République des citoyens, I, Imprimerie nationale, 1996, p. 456-463.
[2] Sur ces postions de F. Buisson et G. Clemenceau, cf. le tome 1er de mon étude : La loi de 1905 n’aura pas lieu. Histoire politique des séparations des Eglises et de l’Etat (1902-1908), p. 344-352.
[3] G. Calvès, La Laïcité, La Découverte, 2022.
[4] S. Langar, Islam et école en France. Une enquête de terrain, Presses universitaires de Lyon, 2021.