Laïcité : « La loi de 2004 sur le voile pose des difficultés insurmontables »
Valentine Zuber – Historienne
Vingt ans après la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction du port des signes religieux à l’école, Valentin Zuber rappelle que cette loi a constitué un tournant majeur dans l’interprétation de la laïcité à la française, alors que le voile a été jugé pour la première fois comme « un outil prosélyte en lui-même ».
La loi du 15 mars 2004 marque certainement un tournant majeur dans la définition juridique de la laïcité française. Alors que depuis la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, le devoir de « réserve laïque » s’applique d’abord et essentiellement à l’État lui-même et à ses représentants auprès des citoyens, celui-ci s’étend maintenant à une certaine catégorie des usagers des services publics : les élèves de l’enseignement primaire et secondaire public.
Du point de vue des libertés fondamentales, cette extension de l’exigence de neutralité en matière d’affichage des convictions religieuses constitue d’abord une limite exceptionnelle, mais ciblée, au droit à la liberté de religion et de conviction garantie par les grands textes internationaux des droits humains ratifiés par la France. Le Conseil d’État, gardien des libertés, interrogé au sujet des élèves voilées, estimait encore en 1989 que la liberté de conscience « reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité. »
Ce qui se traduit par l’idée que si les élèves respectent bien leurs obligations en tant qu’usagers de l’école et s’abstiennent de tout prosélytisme, le port de signes religieux ne peut, dès lors, leur être interdit même dans l’enceinte de l’école. La doctrine laïque classique était encore jusqu’alors respectée à la lettre.
Le voile, échec de l’intégration ?
Les choses ont peu à peu évolué à la suite de débats passionnés dans l’espace politico-médiatique face à la multiplication du nombre de jeunes filles voilées dans certains établissements scolaires. Le signe religieux est peu à peu apparu à certains comme étant un outil prosélyte en lui-même, et à cet égard légitimement condamnable. On a alors commencé à analyser ce phénomène au prisme de la remise en cause de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la pression communautaire supposée sur le comportement des jeunes filles musulmanes.
Le voile a donc désormais été lu comme le signe visuel d’un échec de l’intégration républicaine et un défi majeur posé au principe du « vivre-ensemble ». Après bien des atermoiements, les parlementaires, toutes tendances confondues ou presque, ont été sensibles aux appels du monde enseignant et se sont ainsi montrés soucieux de l’offensive émergente des milieux intégristes contestataires des valeurs séculières.
Vers les écoles privées
Certes, à la rentrée suivant la loi, la réduction drastique du nombre des jeunes filles voilées a fait croire que le sujet était réglé. Mais à quel prix ? En dépit des dispositions de la loi qui prévoyait un dialogue préliminaire à toute exclusion entre les autorités scolaires et les familles des jeunes filles récalcitrantes, nombre d’entre elles sont effectivement sorties de l’enseignement public. Plusieurs ont été alors simplement déscolarisées, ce qui augurait mal de leur réelle émancipation future…
D’autres se sont tournées vers les écoles privées, en particulier celles sous contrat d’association avec l’État, qui, bien que participant du service public d’enseignement, n’étaient pourtant pas astreintes à la loi de 2004. Elles ont pu alors, grâce à ce subterfuge, garder leur voile au sein de l’école… Ce système de deux poids-deux mesures a évidemment mis à mal le projet initial, qui était l’émancipation des jeunes filles musulmanes vis-à-vis de leur environnement familial ou communautaire…
Mais, surtout, il n’a pas fallu attendre bien longtemps pour que d’autres signes que le voile se manifestent à nouveau dans les enceintes scolaires, obligeant les chefs d’établissement à faire l’exégèse de cette soudaine multiplication des longues jupes noires, des bandanas ou serre-tête couvrant les cheveux et, plus récemment encore, des « abayas » de la rentrée 2023.
Deux difficultés paraissent dès lors insurmontables : la capacité des fonctionnaires d’un État laïque de juger de la fonction religieuse de tel ou tel atour, alors qu’elle est aussi ardemment discutée au sein des instances musulmanes. Mais aussi, de manière peut-être plus fondamentale, celle de savoir jusqu’où peut aller la police du vêtement féminin dans un État qui se veut à la fois libéral et féministe ? On le voit, la loi du 15 mars 2004 n’a pas résolu ce pourquoi elle a été formulée et il est probable que cette question toujours brûlante des signes religieux à l’école reste encore pendante dans les années à venir.