La laïcité, la croix et la bannière

 

La laïcité, la croix et la bannière

Jean Baubérot

Les réseaux sociaux flambent et répercutent le mot d’ordre :  #MontreTaCroix et #BalanceTonConseildEtat ! sur le modèle de #BalanceTonPorc. Les deux naturellement n’ont absolument rien à voir. Dans le dernier cas, il s’agit de rompre la « loi du silence » sur des délits (j’y reviendrai dans mon PS), alors que le Conseil d’Etat, lui, ne fait qu’un rappel nécessaire à la loi. Il l’interprète d’ailleurs, comme Aristide Briand l’avait suggéré, de la façon la plus libérale possible, quand il interdit la grande croix qui surplombe la statue de Jean-Paul II à Ploërmel, sans interdire la statue elle-même.

Cependant, il existe une frontière entre une application libérale, accommodante de la loi de 1905 et une transgression de cette loi. Cette frontière est d’ailleurs la même pour toutes les lois. Chacune d’elle doit être appliquée avec discernement. Le sociologue Michel Crozier expliquait déjà, en son temps, que le meilleur moyen de paralyser un fonctionnement social consistait à appliquer à la lettre, de façon rigide, toutes les lois et tous les règlements. Donc parler « d’accommodement raisonnable » [1] n’est pas un blasphème face à la laïcité, mais un positionnement qui vaut pour toutes les situations. Cela qu’il s’agisse de diverses lois [2], de la vie de couple, des relations interpersonnelles, de la vie en société en général. Les laïques intransigeants veulent, pour la laïcité, une application à la rigueur  qui leur serait insupportable pour tous les autres aspects de la vie sociale, surtout ceux où une telle application se ferait à leur détriment ! La laïcité républicaine, elle, n’oublie pas le troisième terme de la devise « liberté, égalité, fraternité » et elle applique fraternellement (soeurosement) la laïcité, dans le but d’une liberté de conscience égale pour toutes et tous (autant que faire se peut !)

Mais si quelqu’un franchit la frontière entre cette application fraternelle et la transgression en toute impunité de la loi, alors il n’y a aucune raison que tous et toutes ne le fassent pas la même chose, selon leurs propres envies. Les lois françaises sont laïques, donc par définition humaines,  faillibles et c’est le droit de chacune et chacun de souhaiter les changer, d’argumenter et de voter en ce sens. Mais « nul n’est censé ignorer la loi » et doit la respecter tant qu’elle n’a pas été modifiée. On peut avoir une opinion différente de la loi, mais il ne faut pas prendre son opinion pour la loi. Sinon, ce sont les fondements mêmes du contrat social qui sont atteints, c’est la guerre de tous/toutes contre toutes/tous. Ce qui pourrait paraitre anecdotique (une croix érigée sur fonds publics dans une commune de Bretagne) concerne en fait la base même d’une vie sociale démocratique, pacifiée. C’est donc une question de la plus extrême importance.

C’est pourquoi la première question à se poser à propos de l’affaire de Ploërmel, c’est pourquoi l’ancien maire a-t-il ainsi désobéi à la loi ? Pourquoi a-t-il fait ériger une grande croix ? Cette érection est en contradiction manifeste avec l’article 28 de la loi de 1905, lequel énonce :

« Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ».   

Chaque terme est soigneusement pesé, les exceptions sont explicitement prévues, et montrent le triste ridicule de l’affirmation qui circule sur certains réseaux sociaux : « on va finir par enlever les croix des églises » ! Soit le maire ne connait pas la loi de 1905 et n’a pas jugé utile de la lire (et/ou de consulter un juriste) avant d’agir, et alors c’est un incompétent, soit il a délibérément transgressé la loi, il s’est placé hors la loi… et il a fait courir un grave  risque à l’ordre public car si d’autres avaient agi comme lui, ils auraient pu aussi bien dynamiter la statue pour rétablir eux-mêmes la loi.

En effet, et c’est pourquoi j’ai parlé d’accommodement raisonnable, si on suit la lettre de la loi, ce serait l’ensemble de la statue elle-même qui serait illégale. Donc, la seconde question que l’on doit se poser est la suivante : le Conseil d’Etat ne transgresse-t-il pas lui-même la loi en ordonnant seulement le retrait de la grande croix ? Ne devrait-il pas demander la démolition de la statue elle-même ? Pour y répondre, allons du texte même de l’article 28 à sa présentation par Aristide Briand lors des débats parlementaires sur cet article. Je donne l’ensemble de l’argumentation et pas seulement ce qui concerne directement notre sujet (la distinction  entre Jean-Paul II et la croix), pour montrer que la laïcité est subtile, délicate, toute en nuance, finalement très intelligente. Bref, tous contraire de ce qui fait flores dans le système de la communication de masse, véritable « Robin des bois moderne » qui « prend la bêtise aux imbéciles pour la redistribuer à tous » (Geluck).

Briand explique que cet article « ne s’applique qu’aux emplacements publics » propriétés de l’Etat, du département ou de la Commune : « ce domaine est à tous, aux catholiques comme aux libres penseurs » et il ne doit pas comporter une symbolisation qui connoterait des « manifestations religieuses » particulières. Il s’agit « des rues, des places publiques, des édifices publics autres que les églises et les musées ». Il en est de même pour les cimetières comme « endroit collectif sur lequel tous les habitants d’une commune ont des droits ». L’exception des musées et expositions est significative : il s’agit d’interdire des « emblèmes », des « signes extérieurs (…) destinées à symboliser, à mettre en valeur une religion », ce qui n’est pas le cas des œuvres d’art exposés comme telles, et que chacun peut admirer quelle que soit ses convictions.

Le rapporteur insiste sur l’importance du terme « à l’avenir » : l’article « respecte [3] le passé : il laisse subsister les emblèmes religieux existants », tels les calvaires en Bretagne, ce qui « implique forcément le droit de les réparer pour les tenir en bon état ». En revanche, « il serait dangereux pour la paix publique de permettre aux conseils municipaux de se servir des places et des rues de nos villes et de nos villages pour affirmer leurs convictions religieuses sous l’aspect d’emblèmes ou de signes symboliques ». Il ne faut plus que « nos collègues catholiques (…) considèrent que leur conscience n’est plus libre dès qu’il ne lui est plus permis d’imposer leurs croyances à l’ensemble des citoyens ». On voit bien qu’il s’agit, non de brimer la religion, mais d’empêcher, autant que faire se peut, son exploitation ‘cléricale’, son instrumentalisation politique.

Car, ajoute Briand, « il n’est nullement question d’empêcher un particulier (…) de faire décorer sa maison de la manière qui lui plaira, même si cette maison a façade sur une place ou sur la rue ». De même, on peut ériger « un calvaire », très visible de la rue, dans son jardin. Donc la religion n’est nullement boutée hors de l’espace public dès lors qu’il est clair qu’elle exprime une conviction particulière (comme le port d’un vêtement, c’est pourquoi l’interdiction de porter la soutane dans la rue a été rejetée par les députés en 1905)

Mais, et là on rejoint directement notre sujet, pourra-t-on, demande le député Edouard Aynard, « ériger désormais sur les places publiques (…) des statues d’hommes religieux ? » Briand répond par un oui conditionnel : « on peut honorer un grand homme, même s’il est devenu saint, sans glorifier spécialement la partie de son existence qui l’a désigné à la béatification de l’Eglise » (notez le « spécialement » qui, à l’avance, concerne cette grande croix !) Briand reconnait volontiers que cela peut nécessiter une interprétation au cas par cas, mais ajoute-t-il, « c’est le sort de toutes les lois ». L’important est de poser des principes sans « pousser les choses à l’absurde ».

La statue de Jean-Paul II fait partie de ce cas par cas. Celui-ci a joué un rôle dans l’histoire du XXe siècle qui, quelques soient les avis divergents sur son action, dépasse le fait qu’il ait été pape. Donc on peut s’accommoder qu’il ait une statue (comme d’ailleurs, sauf erreur, il a une place à Paris), mais c’est vraiment pace que la laïcité est très large d’esprit, a une « grandeur d’âme » forte et se montre vraiment conciliante. Alors,  il faut qu’elle le soit pour toutes les religions et convictions, ce qui signifie, par exemple, qu’une exposition de caricatures anticléricales organisée par une section de la libre-pensée doit aussi bénéficier de fonds publics. On est, avec cette statue, à la limite de l’accommodement raisonnable, on frôle la frontière. Les catholiques devraient en être reconnaissants à la laïcité et se montrer aussi tolérants envers des convictions divergentes des leurs, au lieu de s’enflammer et de raconter n’importe  quoi. Ils feraient bien de prendre exemple sur la libre-pensée qui a totalement joué le jeu de la démocratie, et enclenché un processus qui a permis de réaffirmer officiellement les libertés laïques : la liberté de l’un s’arrêtant là où commence celle de l’autre. Merci aux libres-penseurs qui ont mené ce courageux combat.

PS : La dénonciation actuelle des harcèlements, des atteintes à la dignité des femmes montre, enfin, que cet important problème se situe au CŒUR même de la société globale et pas seulement à ses marges, comme on a voulu si longtemps nous le faire croire. Je comptais rédiger ma Note sur ce sujet, mais je me retrouve complètement dans le remarquable article de Nancy Huston (Le Monde, 31 octobre) : « Le marché a démocratisé le droit de cuissage » : il exprime, mieux que je ne l’aurais fait moi-même, l’essentiel de ce que je pense.

Je rappellerai toutefois, que je n’ai pas attendu les événements actuels pour m’exprimer sur ce sujet, et d’autres qui lui sont extrêmement liés : pour celles et ceux que cela intéresse, je signale notamment dans L’universalisme républicain contre la laïcité (édit. de l’Aube, 2006) les pages 29-54 ; dans La laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours (Albin Michel, 2008, et c’est le moment d’avoir une pensée émue pour Cabu qui m’avait dessiné la couverture du livre), les pages 105-106 ; dans Une laïcité interculturelle. Le Québec avenir de la France ? (L’Aube, 2008), les  pages 41-56 et 101-123 ; enfin, dans La laïcité falsifiée (La Découverte, 2012, poche 2014), les pages 85-101 où je préconisais, notamment, une « nouvelle journée de la jupe », contre le sexisme ordinaire cette fois, et une  enquête des députés dont le titre, autocritique, pourrait être « Machisme parlementaire : le refus de la République ». 

Ce qui m’étonnerait, si ce n’était pas aussi habituel, c’est la soi-disant « surprise » de celles et ceux qui affirment découvrir le phénomène ! Plus hypocrite, tu meurs : je rappellerai seulement le succès du film (qui se veut comique) Promotion canapé et la « une » de Libération du 11 juin 2011 : « Harcèlement sexuel. Pourquoi la France ferme les yeux ». Ne soyons pas dans le « devoir d’amnésie » !

[1] Au sens large de l’expression et pas seulement dans le sens juridique, technique, qu’elle revêt dans certains pays.

[2] Comme par hasard, les laïques intransigeants ne réclament pas l’abolition du seuil de tolérance de 10% au- dessus de la limitation légale de vitesse des automobilistes. Et pourtant, le problème est complexe, vu le nombre insupportable de morts sur les routes.

[3] A noter que le terme de « respect » des convictions religieuses est souvent intervenu dans les débats. On passe d’une « reconnaissance » officielle à une neutralité de « respect » de toutes les convictions (mises à égalité par l’Article 31 de la loi de 1905).

Jean Baubérot

Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur notamment de deux « Que sais-je ? », La laïcité expliquée à M. Sarkozy (Albin Michel) et (avec M. Milot) Laïcités sans frontières (le Seuil).

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