Le Télégramme du 14 janvier 2023 : Esther Duflo : « Pour lutter contre la pauvreté, il faut se poser la question de la répartition des richesses »

Le Télégramme du 14 janvier 2023 :

« Pour lutter contre la pauvreté, il faut se poser la question de la répartition des richesses »

L’économiste Esther Duflo se dit « favorable à ce qu’on taxe beaucoup plus les profits plutôt qu’un peu les « superprofits » » (Le Télégramme du 14/01/2023)

Prix Nobel d’économie 2019, Esther Duflo a choisi la bande dessinée pour expliquer la pauvreté aux enfants. Pour elle, seule une meilleure répartition des richesses permettra d’aider les plus pauvres. Une solution bien plus efficace, selon elle, qu’une décroissance économique à marche forcée, qui augmenterait encore les inégalités.

Pourquoi avez-vous décidé de parler de pauvreté aux enfants ?

J’ai toujours voulu écrire pour les enfants, y compris lorsque j’en étais un moi-même. Les enfants sont ouverts, n’ont pas de préjugés comme les adultes. On peut leur dire beaucoup de choses, qu’ils peuvent comprendre très facilement. J’ai juste attendu le bon moment pour me lancer dans ce travail, avec la complicité de la dessinatrice Cheyenne Olivier.

Leur parler de pauvreté peut sembler un choix audacieux, non ?

C’est justement parce que, traditionnellement, on ne parle pas de pauvreté que j’ai choisi de le faire. Parce qu’il s’agit d’une réalité de notre monde, qu’elle sévisse au coin de leur rue ou à l’autre bout de la planète. Les enfants sont parfaitement capables de le comprendre d’autant que beaucoup le ressentent dans leur vie quotidienne. Ils en sont les acteurs ou les témoins, sans qu’on prenne forcément le temps d’avoir une discussion avec eux sur ce sujet. En fait, nous sommes pétris de stéréotypes, de préconçus qui nous empêchent d’appréhender le réel avec objectivité. Sans nous en rendre compte, nous transmettons ces stéréotypes à nos enfants. C’est pourquoi les histoires racontées dans ces albums sont directement issues de mon travail d’économiste, où j’aborde le sujet de la pauvreté à travers des questions concrètes.

Nous n’appréhendons pas la pauvreté avec « les bonnes lunettes » ?

Prenons l’exemple de l’école : pour expliquer la pauvreté, Cheyenne, l’illustratrice, avait dessiné l’école très loin du village, sous-entendant ainsi que les enfants devaient marcher longtemps avant d’y accéder. Je lui ai expliqué que le problème n’était pas là car en Afrique, il y a des écoles dans tous les villages ! Le problème, c’est la qualité de l’enseignement. Les programmes ne sont pas du tout adaptés mais les enseignants sont contraints de les suivre quoi qu’il arrive. En Inde, la moitié des enfants scolarisés au niveau CM2 ne savent pas lire un paragraphe de niveau CP ! Tout le monde se renvoie la balle, l’enseignant critiquant les enfants et les parents critiquant l’enseignant. L’enfant, lui, pense qu’il est seul dans son cas et qu’il est bête…

« Si on se pose la question de l’éradication de la pauvreté, on finit par déprimer car il y a trop de pauvreté partout. Ce qu’il faut, c’est réfléchir à la façon d’améliorer significativement les conditions de vie des gens qui sont dans la pauvreté. » 

Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans ce cas précis ?

Les programmes qui sont appliqués en Inde et dans certains pays d’Afrique sont beaucoup plus exigeants que ceux que l’on trouve dans nos écoles. Pour la simple raison qu’ils ont été mis en place durant l’époque coloniale, avec l’idée de former une toute petite minorité d’enfants qui deviendraient ensuite les clercs des colonies. Ces programmes n’ont pas changé quand l’école a été ouverte à tous les enfants. Dans un pays comme la France, au contraire, les programmes ont été conçus, dès le XIXe, siècle pour un enseignement de masse.

La pauvreté, d’un continent à l’autre, n’a pas la même traduction, la même intensité. Y a-t-il, en revanche, un moyen commun de l’éradiquer ?

Si on se pose la question de l’éradication, on finit par déprimer car il y a trop de pauvreté partout. Ce qu’il faut, c’est réfléchir à la façon d’améliorer significativement les conditions de vie des gens qui sont dans la pauvreté. Ce raisonnement amène à se poser des questions beaucoup plus concrètes. Sur l’éducation, comme on vient de le voir, mais aussi sur la santé. Par exemple, nous savons, d’une part, que les enfants ne sont pas assez vaccinés et, d’autre part, que l’utilisation des antibiotiques est excessive. Pour ces problèmes clairement identifiés, il existe des solutions que l’on peut mettre en œuvre. Cet état d’esprit là, on peut l’appliquer à la pauvreté en Inde comme en France, même si les problèmes y sont différents. Cette approche « par le petit bout de la lorgnette » fonctionne partout.

 

Vous estimez qu’il y a aujourd’hui assez à manger pour tout le monde sur Terre. Le problème ne vient donc pas d’un manque de richesses ?

Il est clair qu’il y a assez de nourriture sur Terre pour nourrir tout le monde. Il est clair aussi qu’il y a des gens qui ont faim. Il s’agit donc bien d’un problème de répartition, rendu particulièrement aigu par l’invasion russe en Ukraine, les problèmes d’approvisionnement occasionnés par ce conflit conduisant à une augmentation des prix. Pourtant, je le répète : malgré la baisse de production liée à la guerre, il y a assez à manger pour tout le monde. Mais il y en a trop chez nous et pas assez dans d’autres pays. J’en profite pour rappeler qu’il n’y a pas de famine dans les démocraties et que, quel que soit leur niveau de pauvreté, celles-ci se débrouillent pour répartir la nourriture au sein de leur population.

La décroissance permettrait elle de régler ces problèmes d’inégalité ?

Est-ce qu’on produit trop pour la planète ? C’est certainement vrai. Mais là encore il faut d’abord se poser la question de la répartition, car il y a justement beaucoup de gens qui ne consomment pas assez. Les gens qui vivent dans des pays très pauvres ont besoin de croissance, et c’est à la fois assez ridicule et terriblement injuste de dire, du haut de notre situation privilégiée, « pensons à la décroissance ». Ni la croissance, ni la décroissance ne doivent être des objectifs en tant que tel.

Avec les crises qui se succèdent, l’idée de taxer les superprofits s’installe. Qu’en pensez- vous ?

C’est bien de se poser la question de taxer différemment et plus les profits des entreprises et les revenus des personnes les plus riches. À la fois pour permettre une meilleure répartition à l’intérieur des pays mais aussi pour répondre à la question climatique. Beaucoup de ces superprofits viennent, en effet, du secteur pétrolier et sont donc directement liés à la destruction et au réchauffement de la planète. Des catastrophes qui touchent d’abord les pays les plus pauvres. Quand il fait très chaud en Inde, ce n’est pas la même chose que quand il fait très chaud en France ! Dans les 80 prochaines années, c’est dans les pays pauvres que la température va rendre la vie insupportable. Nous devons absolument nous poser la question de savoir si la taxation de ces superprofits ne doit pas d’abord profiter à ces pays-là.

Quand vous entendez le patron de Total déclarer qu’il ne sait pas ce qu’est « un super profit », cela vous inspire quoi ?

Moi non plus, je ne sais pas ce que c’est ! Cela dit, pour Total, il n’est pas difficile de se faire une idée : quand les cours du pétrole augmentent, les profits de Total s’envolent de manière mécanique. À titre personnel, cependant, je suis favorable à ce qu’on taxe beaucoup plus les profits plutôt qu’un peu les « superprofits » !

À lire : « La pauvreté expliquée aux enfants », illustré Par Cheyenne Olivier. (Éditions Seuil Jeunesse), 5 volumes, 9 € pièce.
Le Télégramme du 14 janvier 2023

 

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